Salmane ben Abdelaziz ben Abderrahman ben Fayçal ben Turki ben Abdallah ben Mohammed al-Saoud. Pour le roi d’Arabie comme pour tous les Saoudiens, la filiation est une réalité essentielle. D’où l’emploi systématique du mot «ben», «fils de», pour désigner quelqu’un. Un usage fréquemment répété pour ajouter à la mention du père celle du grand-père, de l’arrière grand-père et ainsi de suite sur d’innombrables générations. Or, la famille régnante des Al-Saoud souffre d’un sérieux handicap à cet égard, rapporte un épais ouvrage paru en ce début d’année sous la plume de Jacques-Jocelyn Paul, «Arabie saoudite – L’incontournable»: elle n’appartient pas au lignage le plus noble.
«Le monde arabe est un monde du sang, explique sous couvert d’anonymat un Occidental établi de longue date dans le royaume. Les individus doivent largement leur rang à leur généalogie. Au sommet figurent les descendants des deux ancêtres mythiques Adnan et Qahtan. Suivent ceux qui ne peuvent pas revendiquer une telle origine. Ferment enfin la marche les descendants d’esclaves. Et le processus ne s’arrête pas là: ces catégories sont à leur tour subdivisées en filiations de plus en plus fines mais jamais anodines.»
La peur des mésalliances
Les grandes familles du royaume craignent les mésalliances. Lorsqu’elles marient l’une de leurs filles, elles s’assurent de la qualité du futur époux en le conviant à réciter le nom de ses aïeux au cours d’une «réunion solennelle entre hommes». Et tricher s’avère difficile. Les Saoudiens ont la mémoire longue. Il y a quelques années à Riyad, un grand homme d’affaires, plurimilliardaire, s’est cru malin d’inviter un membre de la famille royale à son domicile et de laisser sur l’un de ses murs un arbre généaologique trafiqué. A la fin du repas, le prince s’est tourné vers son aide de camp pour lui demander de commenter le dessin. «Nous savons tous qu’il est faux, s’est gaussé l’homme à haute voix. Puisque notre hôte est descendant d’esclave!»
Plus un individu s’approche du sommet et plus il doit émaner d’une lignée prestigieuse. Qui aspire aux plus hautes fonctions politiques et religieuses est ainsi censé procéder de la plus noble de toute: celle des Qoreishites (les descendants de Qoreish), la tribu de Mahomet. Un propos rapporté du prophète, un hadîth, l’affirme sans ambiguïté, en réservant le califat à ses membres, «même s’il ne reste que deux personnes sur terre». Et trois des quatre écoles juridiques de l’islam l’ont confirmé par la suite sans discontinuer, siècle après siècle.
Des origines chrétiennes
De fait, les Qoreishites ont monopolisé la fonction pendant près d’un millénaire. Du successeur direct de Mahomet, Abu Bakr, du clan des beni Taïm, au premier imam des chiites, Ali, du clan des beni Hashem. Puis du califat omeyyade de Damas aux califats abbassides de Bagdad et du Caire. Et ce jusqu’à ce que le sultan ottoman Sélim 1er rompe avec la tradition en s’arrogeant le titre au début du XVIe siècle. Le titre mais pas la fonction pleine et entière, ont insisté de nombreux juristes arabes. Et pour cause: les Turcs ne peuvent y prétendre faute de posséder le bon sang. D’ailleurs, les nouveaux maîtres de l’Orient n’ont jamais osé se prétendre gardiens des deux villes les plus saintes du monde musulman, La Mecque et Médine. Ils ont laissé ce rôle à une dynastie des beni Hashem, les Hashémites.
Les Saoud, eux, sont d’extraction moins glorieuse. Ils ne descendent pas de Qoreish mais d’un certain Hanifa, dont les clans convertis un temps au christianisme ont combattu les premiers musulmans, avant d’opposer à Mahomet un prophète de leur cru, un certain Musaylima. Convertis à l’islam, ces groupes ont continué à se singulariser en embrassant une confession minoritaire, le kharidjisme. Puis ils se sont fondus dans la masse musulmane sunnite.
Plus tard, une dynamique politique puissante
Le lignage est ressorti de l’anonymat un millénaire plus tard, lorsque le chef d’un de ses clans, Mohamed al-Saoud, a décidé de s’allier avec un chef religieux contesté, Mohammed ben Abdel Wahhab. Coup de génie ou coup de chance, l’initiative a créé une dynamique politique exceptionnellement puissante qui s’est traduite par la création successive de trois royaumes saoudiens au cœur de l’Arabie. Il en a résulté l’Etat actuel, fondé dans les années 1920 par un géant intrépide, Abdelaziz, père de tous les monarques qui se sont succédé depuis sur le trône, Salmane y compris.
La pensée de Mohammed ben Abdel Wahhab, le wahhabisme, est aujourd’hui comme hier la confession officielle des Saoud et, donc, de leur royaume. Elle se veut un retour aux sources de l’islam et s’avère extrêmement intransigeante, comme en témoigne la répression tatillonne exercée au quotidien dans le pays par une police religieuse redoutée de tous, le Comité pour la prévention du vice et la propagation de la vertu. Cette doctrine a une caractéristique moins connue mais tout aussi intéressante pour la famille régnante. Elle a repris les thèses d’un fameux théologien médiéval, Ibn Taymiyya, sur l’accession au rang de calife. Des thèses selon lesquelles ce privilège n’a pas à être réservé aux Qoreishites et qu’il doit pouvoir revenir aussi à des monarques particulièrement puissants, puisque leur pouvoir démontre qu’ils ont été choisis par Dieu.
«Voilà pourquoi […] les Al-Saoud et leurs imams n’ont jamais toléré la moindre critique des thèses d’Ibn Taymiyya, et ceci jusqu’à nos jours», écrit Jacques-Jocelyn Paul. Car c’est bien cette vision du califat «qui a permis de protéger (leur) souveraineté, initialement fragile.» L’influence du théologien connaît des limites cependant. La famille régnante n’a pas osé s’appuyer sur lui pour octroyer à l’un des siens le titre de calife. Et elle a attendu ces dernières décennies, ainsi que «l’habileté manœuvrière du roi Fahd», pour se proclamer «surveillante» des «Lieux saints». «Surveillante» et pas «gardienne», un terme déjà trop prestigieux.
La modestie du clan paie
La modestie très relative du clan a joué en sa faveur dans le passé. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’heure où les Hachémites leur disputaient l’Arabie, les Saoud ont reçu l’appui des Britanniques parce que, contrairement à leurs rivaux, ils n’étaient pas susceptibles de ressusciter le califat. Et qu’ils apparaissaient ainsi moins susceptibles de menacer les intérêts de Londres dans la région. Mais ils ont vécu par la suite dans la crainte constante que quelque Qoreishi ne vienne leur disputer leur légimité religieuse.
La question reste brûlante. «La preuve en est que les Al-Saoud ne permettent toujours pas que l’on écrive les titres de Sayed ou de Chérif sur les cartes d’identité saoudiennes, observe Jacques-Jocelyn Paul. Ceux qui peuvent se prévaloir de ces appellations sont des califes potentiels, car ce sont des descendants d’Ali (le gendre de Mahomet) par Hassan ou Hussein, et donc des Qoreish. Le risque qu’il revendique le pouvoir est devenu faible, mais on ne sait jamais…»
Une dictature «implacable»
«Les Saoudiens vivent sous une dictature trop implacable pour oser évoquer la question en public, observe le témoin occidental cité plus haut. Mais ils n’en pensent pas moins, surtout quand leur souverain se retrouve en mauvaise posture.» Et cela n’a pas manqué: au cours de ce dernier demi-siècle, le pouvoir de Ryad s’est retrouvé plus d’une fois confronté à des Qoreishites.
La dynastie hachémite, repliée sur la Jordanie, ne lui a guère posé de problème. Mais le guide de la révolution iranienne, l’ayatollah Khomeini, s’est révélé un ennemi d’autant plus redoutable dans les années 1980 qu’il appartenait à la tribu du «Prophète». Et l’Etat islamique joue actuellement sur les mêmes références. L’une des raisons pour lesquelles Abu Bakr al-Baghdadi a été placé à la tête du groupe terroriste tient à son origine: il serait lui aussi de la famille élargie de Mahomet. L’homme ne mérite sans doute pas le rang de calife auquel les siens l’ont élevé. Mais selon la seule loi du sang il y aurait déjà davantage droit que tous les Saoud réunis.
Author: Jennifer Cruz
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